Vers une surveillance de masse.

«La nouvelle loi prévoit que les agences de renseignement françaises seront autorisées à pirater les ordinateurs et autres appareils, et pourront espionner les communications de toute personne ayant été en contact, même par hasard, avec une personne suspecte.» Le communiqué commun signé par Privacy International, Amnesty International, la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme, la Ligue des droits de l’Homme et Reporters sans frontières fait froid dans le dos. Et pourtant, la fronde est à la mesure des menaces qui pèsent sur nos libertés. C’est bien une surveillance de masse qui risque d’être instituée si le projet de loi relatif au renseignement, présenté à l’Assemblée nationale à partir du 13 avril, est adopté. 

Sous couvert de menace terroriste, le texte va bien plus loin. Les motifs d’une surveillance tous azimuts sont vastes: «la sécurité nationale, les intérêts essentiels de la politique étrangère, les intérêts économiques ou scientifiques essentiels, la prévention du terrorisme, la prévention de la reconstitution ou du maintien de groupement dissous, la prévention de la criminalité organisée et la prévention des violences collectives pouvant porter gravement atteinte à la paix publique».

Des notions suffisamment floues pour permettre un flicage sans précédent de nos données personnelles : mails, SMS, appels téléphoniques. La décision en incombera au premier ministre, sans le contrôle des juges. S’il est censé consulter au préalable un nouvel organe consultatif, la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, il n’est pas obligé de suivre son avis.

Au regard de l'histoire :

«Les attentats terroristes de janvier 2015 ont exacerbé le sentiment de peur dans notre pays. Le pouvoir en place a utilisé ce sentiment pour proposer une loi qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme, est certainement la plus liberticide qui soit. Jamais une loi aussi privative de liberté n’aura été proposée, sauf pendant la guerre d’Algérie», s’insurge la CGT Paris.

À juste titre, l’union locale parisienne rappelle que la loi de 1955 sur l’état d’urgence promulguée durant la guerre d’Algérie, a refait surface lors des émeutes de 2005. Une fois coulée dans le marbre, la loi peut ainsi servir pour des motifs autres que ceux pour lesquels elle fût votée. Et ce, pendant très longtemps. Rappelons-nous que les lois liberticides de 1893-1894 contre les menées anarchistes, votées dans l’urgence, ne furent définitivement abrogées qu’un siècle plus tard !

Des lois "scélérates" votées dans l'urgence

Autres temps, autres peurs, à la fin du XIXe siècle, le pouvoir craint les attentats anarchistes qui se multiplient. Pour faire face à la «propagande par le fait» reconnue lors du congrès anarchiste de Londres en 1881, le gouvernement va faire passer trois lois. Après l’explosion d’une bombe dans la Chambre des députés, le 9 décembre 1893, la réplique ne se fait pas attendre. Deux jours après le geste d’Auguste Vaillant, le garde des Sceaux, Antonin Dubost propose une révision de la loi sur la presse de 1881. Alors que cette dernière ne punissait que la provocation directe, le texte veut punir la provocation indirecte et permettre des arrestations préventives. Le texte est voté le 12 décembre 1893 à l’Assemblée et le lendemain, au Sénat. Six jours plus tard, une autre loi est votée, qui met en avant le «délit d’entente». Des peines de travaux forcés et de relégation, avec une prime à la délation sont au programme. Le texte est adopté, après seulement quatre jours de débats.

Arsenal juridique musclé :

Très vite, les arrestations et les sanctions pleuvent, y compris contre les journalistes anarchistes tels Émile Pouget, dont le journal, "Le Père peinard", est interdit. 

L’arsenal juridique est déjà bien musclé mais une troisième loi va être votée le 28 juillet 1894. Elle intervient après l’assassinat le 24 juin du président de la République Sadi Carnot, par Caserio, un jeune anarchiste italien. Un projet de loi est déposé trois jours après qui prévoit que les affaires soient jugées en correctionnelle et que les juges aient la possibilité d’interdire la reproduction des débats. Malgré les protestations de certains parlementaires – le député Charpentier demande à ce qu’on n’inquiète pas pour une lettre privée ou un propos tenu à domicile –, rien n’y fait : la loi est votée le 28 juillet 1894 par une majorité à l’Assemblée et au Sénat.

Déjà à l’époque, des voix s’élevaient contre une telle précipitation dans la remise en cause des libertés. La dernière de ces «Lois scélérates», selon le titre du manifeste – publié en 1899 par Francis de Pressensé, futur président de la Ligue des droits de l’homme, «un juriste» (pseudo de Léon Blum) et Émile Pouget –, ne sera abrogée qu’en 1992. 
À l’heure où le gouvernement entend faire passer son projet de loi sur le renseignement, selon une procédure législative accélérée qui exclut une seconde lecture, il est urgent de s’en rappeler !

NVO le 10 avril 2015